À vous qui composez le tu de ce texte,
dont nos correspondances rythment le passage du temps.
Je te parle du fleuve, du vent d’ouest très fort, des moutons qui bordent les vagues. Bleu foncé le fleuve avec des bandes or créées par le soleil éclatant et les rares nuages. Y a les outardes aussi. Des envolées plein le ciel, même la nuit je les entends quand elles survolent la maison. Je t’ai raconté cette fois où elles volaient si bas que c’est le vrombissement de leurs ailes qui m’a fait me retourner.
Et les oies des neiges, t’ais-je dit les dessins qu’elles forment sur l’eau quand elles s’y posent par centaines? Elles s’envolent, virent de bord, tournoient, s’y reposent ; on dirait un grand voile soulevé par le vent. Je ne peux croire qu’il y a quelques semaines, je remettais en question leur présence : j’suis pas certaine qu’il y ait des oies blanches sauvages par ici que je lui disais.
Je te parle de tout ça, comme si en te donnant à voir ce qu’il y a sous mes yeux, je pouvais diversifier l’asphalte des trottoirs, murs de briques et arbres dispersés qui s’offrent à ta vue.
*
Je t’écris souvent, je t’ai même envoyé une photo grise d’une journée grise – l’eau, le ciel et la rive se confondent. C’est très beau que tu m’écris. Même la pluie, ici, est belle.
Je suis chanceuse, c’est toi qui me le dis. C’est bien que tu me le rappelles. Je me le répète en regardant le fleuve les jours où le sourire vient moins facilement. Et ça fonctionne, je me sens mieux devant tout ce beau où poser le regard. Ça me donne encore plus envie de partager avec toi, comme je le peux, les couleurs, les odeurs du printemps. D’essayer de te faire du bien, à distance.
En observant la progression des pousses dans le jardin, je réalise que mon dernier printemps hors de la ville remonte à loin. Est-ce que je t’ai parlé de l’odeur de la boue? Une odeur humide et acre. Et le bouquet de chatons de saule que j’ai posé sur le bord de la fenêtre, te l’ais-je décris? Je ne t’enverrai tout de même pas des photos de cela. C’est terrible de constater qu’il a fallu cet arrêt forcé pour que je puisse suivre jour à jour la progression des bourgeons dans les arbres et le verdissement du sol. Je me sens mal d’être contente de tout ce temps libéré qui m’est imposé. Je me sens mal de l’avoir facile : en santé, pas de perte de salaire, un chez moi plein d’espace et de fenêtres où laisser couler le temps du confinement, des ami.es avec qui vivre les bons et les mauvais jours.
*
J’aimerais que tu sois là. Je te le dis en te décrivant le coucher du soleil chaque soir différent, en te parlant du son du vent qui s’infiltre dans la maison à en faire trembler les murs comme les camions qui passent trop vites au milieu de la nuit. J’espère que tu comprends.
Les camions ne passent pas ces dernières semaines, j’ai réalisé ça la nuit dernière. Il n’y a pas beaucoup de voitures non plus. Des gens à pied, oui, des marcheurs deux par deux qui changent de bord de rue en se croisant. Un petit hochement de tête, un sourire parfois, comme si même se parler à distance était rendu proscrit. Ça, par contre, je ne t’en parle pas – tu le sais autant que moi, et même mieux que moi. La ville te le fait vivre de façon beaucoup plus intense. Aussi, ce que je ne te dis pas, c’est que certains jours j’oubli la situation actuelle, l’état de crise sanitaire dans lequel on se trouve. Je ne te dis pas qu’entre les bourgeons et les outardes ; entre la reproduction matérielle du quotidien et les plans de projets à construire ; entre la lumière sur le fleuve avec le café du matin, l’odeur des conifères des marches en forêt, les journées calmes et humides de pluie – je ne te dis pas que souvent, j’oubli que c’est à cause du virus que je suis ici et que tu n’y es pas. Je ne te le dis pas, car la ville, où tu es confiné, je doute qu’elle te permette fréquemment de l’oublier.
C’est aussi que, chaque fois que je pense à toi, ça devient indéniable : la contrainte angoissante de l’isolement, l’imprévisibilité de la suite des choses. Alors je regarde le fleuve, je le respire, je le laisse me traverser. J’essaie d’en capturer des parcelles insaisissables pour te les partager et qu’elles t’accompagnent à travers les rues d’Hochelaga.