Les temps étaient moches et nos envies incontenables. Quitter Montréal non par question de confort mais parce que les jours s'y annonçaient et se tuaient dans un même souffle. Le confinement avait exigé que nous crevions nos pneus pour vivre dedans. On disait qu'on ne pouvait plus partir. Mais on partait tout le temps. Dans nos cauchemars, nos inquiétudes, notre vide et notre irréalité. Quitter Montréal, donc, pour tromper la mort en se disant qu'il y a bien quelque chose d'autre que la nécropole pour soutenir nos vies.
On considère souvent notre geste comme une fuite. C'est bien ce que je pensais que nous faisions cette nuit où nous sommes parti.es. Cette nuit où notre voiture était explosive parce que trop pleine et parce que trop angoissée. Cette nuit-là nous avons finalement ressenti la douce et amère extase de l'arrivée en campagne. Les phares n'ont pas été inventés pour rien. Ce soir, la lumière coule sur les murs. Il y a aussi le fleuve et le printemps dehors mais tout le monde connaît déjà leur poésie surfaite et je suis exaspérée de la rejouer. Par des journées ensoleillées comme aujourd'hui, la tapisserie du salon se change en or pour au moins 38 bonnes minutes. Même si l'étalon-or n'était pas disparu, jamais un prix ne pourrait être donné à cette maison. Il y a des ami.es qui rigolent dans la pièce d'à coté, un qui joue de la guitare, d'autres seul.es dans leur chambre ou dehors parce que tanné.es et les autres font sûrement la vaisselle. C'est le mois d'avril, bientôt ça fera un mois que nous sommes ici et je me dis que c'est bien vrai qu'on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Et je me dis aussi, après les semaines passées depuis notre arrivée, que rien n'a été une fuite, mais plutôt une errance.
« [Nous voulons] use[r] de [nos] attaches terrestres pour s’opposer à chaque état, chaque entreprise qui s’essaie à brûler vivants ceux qui persistent à exister dans un monde qui se réchauffe; mais [nous ne sommes] pas seulement liés à la Terre, [nous] n’apparten[ons] pas seulement à un territoire, [notre] désir disruptif cherche à déjouer toute tentative de contrôle de [notre] condition errante. [...] Notre dimension vagabonde [est] ce qui résiste, de l’intérieur, à la rationalité du devenir social de l’être humain. »
Nous avons voulu en quelque sorte ne pas se réduire à la simple appartenance à un lieu, surtout quand ce lieu c'est la métropole qui mine nos désirs. Parce que nous n'avons pas à nous adapter à toutes les situations invivables qui nous sont imposées par l'État. Avant la campagne, nos journées tenaient à des espoirs ; celui que nos luttes pourraient devenir fécondes, celui que nous pourrions continuer à se voir, celui de pouvoir bientôt continuer les luttes en cours, celui de ne pas se faire policer à la moindre sortie, celui de ne pas porter le virus ou le donner, celui que l'absence cesserait bientôt de nous avaler. Mais nos amis nous ont bien dit de ne jamais se faire d'espoirs, car l'espoir n'arrête pas le cours du désastre ; il se conforte passivement dans la projection d'un ailleurs. Alors, nous avons préféré errer jusqu'ici, s'y attacher, en prendre soin. Depuis notre arrivée, nous nous efforçons d'entretenir nos relations avec l'extérieur pour éviter que notre errance ne se transforme pas en rupture. Car nous retournerons errer vers la ville et ailleurs lorsque nous sentirons que les journées n'y crèvent pas à l'aube. Nous y retournerons avec quelque chose en plus, quelque chose pour faire taire la ville pleureuse et lui donner du fil à retordre.
les lampes se sont déjà éteintes d'un commun accord pour mieux faire voir
les cierges que nous avions plantés à même le béton.
l'air semblait plein de promesses
plaine de promesses
C'était notre carnaval qui réarrivera, finalement.
« Nous essayons simplement de vivre comme il nous convient et mourir comme nous l'avons choisi. En ces temps de calamité mondiale, nous voulons voir émerger des offensives qui soient déjà aussi des solutions pour vivre selon nos besoins et nos aspirations. Dans ce mélange d'affects -désespoir, joie, colère-, nous voulons tremper de nouvelles armes, élaborer d'étranges outils et de curieux talismans. Nous voulons redécouvrir la terre. »
On a souvent dit de nous que nous sommes privilégié.es d'être parti.es. S'il est vrai que nous ne manquons pas de privilèges, notre présence ici ne pourra jamais s'y réduire. Nous nous sommes construits des moyens pour être ensemble ici. Si nous y sommes, c'est par une volonté obstinée de vivre la commune et de l'étendre. Évidemment, nous voulons tous.tes que nos proches arrêtent de vivre à l'envers dans la société de la déprime. Nos proches travailleurs essentiels, nos proches resté.es en ville, nos proches tout court. Leur faire ressentir une extase qui les porte, leur donner un refuge à l'abri du désastre, les couvrir de réconfort, leur donner une vie qui vaut la peine d'être vécue.
Peut-être qu'en fait, ceci a toujours été le coeur de notre « plan révolutionnaire ».
«La commune est une force de gravité, un poids qui attire et accueille ceux et celles qui la cherchent, et leur permet de tenir. Elle se matérialise dans des ouvertures, des espaces pour s’inviter et inviter, des repas et des cannages partagés.»
Peut-être sommes-nous au final, ni des êtres de la ville ni de la campagne ni d'ailleurs, mais des êtres constitués de l'errance entre ces lieux. Être à un endroit me donne envie d'être à un autre. Être en campagne me donne envie d'y amener mes ami.es resté.es en ville. De leur rappeler le privilège, le grand oublié, qu'est celui de se trouver. Envie aussi de trouver d'autres ami.es. D'aller les voir en ville, en campagne, ailleurs. De les prendre et de partir à l'étranger pour revenir et étoffer ce que nous avons quitté. Les suivre, leur faire confiance. Se construire un abri dans chaque paysage. Envie que nous nous remplissions les poches de mondes le jour pour se les montrer le soir
« Parce que vivre c'est vouloir tout ce qui est, tout ce qui vit, et le vouloir en vie. »
nous avons préféré faire saigner la nuit plutôt que de s'enfoncer dans sa masse cadavérique
se faire une étoffe de ferrailles
nous serons Pénélope comme nous l'entendons
Une communauté solide et amoureuse ; c'est ce que nous tentons de construire ici pour l'étaler ailleurs. Nous faisons et défaisons la toile de nos histoires. Elles se racontent au coin d'un feu pour s'éparpiller dans la chaleur. Et la chaleur monte. Et, donc, les histoires se racontent pour se vivre : prenez ce texte comme une drôle d'histoire qui est aussi la vôtre.
Nous sommes ici,
nous en avons les moyens et nous voulons les étendre car
nous n'oublions pas que nous sommes responsables des mondes que nous ne créons pas.
Nous sommes ici,
«Mais vous êtes combien ? Je veux dire... nous, le groupe. On n’en sait rien. Un jour on est deux, un autre vingt. Et parfois on se retrouve à cent mille.»
xx Lilas