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Récemment de retour d’un séjour d’enquête au Mexique, un ami m’a rapporté le premier numéro de la revue Tizne qui porte sur le thème de la présidence d’Andrés Manuel Lopez Obrador. Parue en janvier dernier en quelques 500 exemplaires, elle est le fruit d’une collaboration entre plusieurs militant-es, étudiant-es et intellectuel-les et la Coordination de l’Extension universitaire du campus Cuajimalpa de l’Université autonome métropolitaine de la ville de Mexico. Ses caractéristiques esthétiques attirent immédiatement l’attention : ses couleurs pastel, son graphisme sobre, son format atypique (environ 36 cm par 32 cm) ainsi que l’énorme carte insérée en son cœur illustrant les luttes d’autodétermination autochtone ne manquent pas d’impressionner le lecteur au tout premier coup d’œil. La revue contient 6 articles et les fragments du manifeste Las palabras a nombre de las mujeres zapatistas al inicio del primer encuentro internacional, politico, artistico, deportivo y cultural de mujeres que luchan rédigé par l’artiste visuelle et féministe Dasha Chernysheva. Chaque article se veut l’expression de voix particulières charriant joie et rage, déchirures et victoires. En leurs mots, la revue en appelle à la création d’un espace de réflexion politico-affectif de « partager les expériences de luttes territoriales passées comme présentes, de féminismes et de résistances à partir de corporalités différentes, de dissidences sexuelles et affectives en opposition au système hétéro-patriarcal, de projets d’auto-organisation et anticapitaliste, des luttes pour des espaces de représentation et pour la souveraineté alimentaire »[1]. Vaste programme certes, mais possédant néanmoins son fil d’Ariane. En plus des thèmes cardinaux, qui sont ceux de l’opposition au populisme d’Obrador (féminismes et luttes autochtones), la grande vertu de la revue Tizne est qu’elle se veut directement stratégique, elle n’existe qu’en tant qu’arme immédiatement employable par les mouvements populaires du Mexique et, sans doute, d’ailleurs. C’est ce que nous tenterons de faire découvrir par ce court compte-rendu qui, bien qu’étant rédigé par quelqu’un possédant une connaissance assez restreinte de la politique et de la société mexicaine, espère tout de même pouvoir mettre en lumière des éléments d’analyse, de pratique et d’écriture qui serviront aux luttes d’ici.
« Non ut Legem, sed ex amore »
Le premier article de Liz Misterio intitulé La revolucion del Amlove élabore une réflexion intéressante sur un concept de la campagne d’Obrador en 2012, soit la Republica amorosa. Non sans rappeler l’irénisme plat des théologiens du 17e siècle, la « République amoureuse » de l’actuel président se voulait un appel à la « régénération de la vie publique du Mexique par une nouvelle forme de faire de la politique, en appliquant en prudente harmonie les trois idées rectrices de l’honnêteté, la justice et l’amour, l’amour pour promouvoir le bien et atteindre le bonheur »[2]. Mais est-ce que cet amour se vérifie dans le réel? Que signifie parler d’amour, demande l’auteure, dans un pays où des centaines de femmes meurent chaque année « au nom de l’amour »[3]? Loin d’être une simple « manière de parler » ou une « tournure d’esprit », la rhétorique qui fait de « l’amour » la force motrice du social nous reconduit à la superstructure capitaliste, à l’idéologie qui organise les rapports de production en assignant aux corps un rôle sexué dans le partage du sensible et, ultimement, en cautionnant à grande échelle le féminicide. Il n’est, à ce titre, pas dénué d’intérêt de soulever que l’un des premiers gestes posés par le gouvernement Obrador ait été la republication de La cartilla moral, pamphlet moralisateur chrétien écrit en 1944 par Alfonso Reyes. Dans sa préface de la réédition, le président progressiste explique que le petit manuel s’inscrit dans l’effort pour éradiquer la décadence morale dans laquelle se seraient enfoncées les institutions mexicaines et invite à se recentrer autour de valeurs traditionnelles comme « la famille, le prochain, la nature, la patrie et l’humanité »[4]. Mais comment tendre la main à ce prochain alors que 36% des féminicides au Mexique sont commis dans la demeure familiale, par des proches des victimes[5]? Selon l’Observatoire Citoyen Nationale du Féminicide, il y a en moyenne 5 femmes par jour qui meurent assassinées dans ce pays. De plus, la complicité de l’État dans cette violence brutale n’est plus à démontrer alors que 95% de ces crimes restent impunis[6]. En ce sens, Liz Misterio pointe la dangerosité d’un resserrement autour du nucléon familial : vouloir refonder l’ordre moral sur les prémisses qui sont celles de la Cartilla est une déclaration de guerre ouverte au mouvement féministe et ses gains historiques.
L’efficace de l’amour obradorien ne se destine pas à se déployer exclusivement dans la sphère privée, parmi les comportements quotidiens entre les « amoureux ». Il est partie prenante de l’ordre symbolique qui gouverne la politique représentative. En effet, la mise en scène à partir de laquelle Obrador s’est imposé dans le paysage politique mexicain est traversé de bord en bord par la mythologie amoureuse du héro rescapant sa dulcinée, du sauveur redresseur de torts. Pas étonnant qu’on le surnomme parfois le « Messie tropical », évoquant avec on ne peut plus d’évidence toute l’aura théologique qui plane sur sa présidence. À cette aura s’ajoute bien entendu le slogan de Morena, le parti d’Obrador, soit « Esperanza de Mexico ». C’est que les affects de la croyance religieuse sont aussi ceux de la politique, ne faut-il pas l’oublier. Pour expliquer la victoire de Morena, Misterio propose l’hypothèse que la confiance qu’on peut lui porter est en partie le résultat de la souffrance et du désespoir amenées par des décennies de gestion néolibérale, conservatrice et corrompue des présidents Fox, Calderon et Pena Nieto. Et pourtant, cette confiance semble ne tenir qu’à un fil, sinon être déjà rompue. En effet, l’article de Misterio termine sur un rappel pour ceux et celles qui mettraient trop d’espoir en la présidence d’Obrador : « il y a d’autres personnages et pouvoirs de fait qui doivent être séduits pour que le gouvernement entrant fonctionne : la Banque mondiale, le FMI, les corporations transnationales, etc »[7].
Posthéroïsme
Or, pour sortir du piège de l’héroïsme masculin, on se réfèrera à l’article Comunidad UAM-C qui s’ouvre sur un collage d’aphorismes dont l’un d’eux résonne avec les diagnostics de Misterio. On peut y lire le souhait de voir surgir des « ethnographies féministes posthéroïques : des femmes construisant leur propre histoire »[8]. Cette entreprise d’auto-narration et se voit incarnée dans des exemples concrets alors que sont relatées, au fil d’une entrevue jointe au collage d’aphorismes, les pratiques de l’Assemblée féministe de la UAM-C. On y apprend que l’Assemblée s’est constituée pour lutter contre les agressions sexuelles sur le campus Cuajimalpa. Débutant comme groupe Facebook, le groupe s’est élargi et les militantes ont commencé à se rencontrer dans des lieux physiques. L’essentiel de leurs activités consiste à accompagner les victimes d’abus sexuels, à distribuer et afficher du matériel informatif pour faciliter les dénonciations et à organiser des journées de réflexion sur la situation des femmes au Mexique. Les initiatives de l’Assemblée prennent racine dans un contexte plus large où des groupes féministes s’organisent sur les campus mexicains. On peut penser, par exemple, à la récente occupation de la faculté de philosophie et de lettres de l’UNAM qui a duré 3 mois. Pour faire face aux viols et agressions sexuelles sur le campus de la plus grande université du Mexique, un collectif féministe a articulé une série de 11 revendications qu’elles voulaient voir mettre en œuvre comme condition d’arrêt de l’occupation[9]. Bien qu’émanant de ce même contexte, l’Assemblée féministe de la UAM -C, quant à elle, affirme en toute fin d’entrevue ne pas avoir eu encore l’occasion de communiquer avec d’autres initiatives similaires. Le caractère transitoire de l’Assemblée et sa relative nouveauté font que cette dernière se concentrait, lors de la parution de Tizne, sur un travail de consolidation interne[10].
Poursuivant sur la lancée d’une réflexion politico-affective, un second front peut être dégager des articles de Tizne. Ce front est celui des luttes pour l’autodétermination autochtone et, par extension, des luttes contre l’économie extractiviste. On peut dire ce front « politico-affectif », car il suppose qu’on s’arrache du rapport capitaliste à la terre pour en redécouvrir les courants souterrains, comme le suggère l’article Hidrografia del corrido écrit par Dante A. Saucedo. À contre-courant de l’Histoire, celle racontée par les institutions officielles, celles des chaires de recherche et des historiens reconnus, Saucedo propose qu’il existe une mémoire des lieux qui passe par les corridos, ces balades mexicaines issues des milieux populaires. Par une courte analyse de quelques fameux morceaux, on découvre une prose rythmée qui raconte le territoire et la lutte contre l’oppresseur d’une manière tout à fait différente des livres d’histoire. Des rancheros du Caxitlan aux chants des communes zapatistes, on rencontre une mémoire instruite d’affects, de passions et de promesses, des histoires qui se partagent et s’héritent de génération en génération. Dans son analyse des corridos zapatistes, ce qui m’a frappé est la démise de l’archétype de l’héros ou plutôt, si on ne peut s’en débarrasser complètement, sa subversion. Le dernier corrido commenté par l’auteur a été écrit pour célébrer la mémoire du sous-commandant Pedro de l’Armée de libération nationale (ELZN) mort lors du célèbre soulèvement de 1994 dans le Chiapas :
Hoy que sepa todo el mundo
que el Sub Pedro no esta muerto.
Él vive en corazones
de hombres, que muy dignamente,
luchan con amor inmenso
para un mundo mas humano.
Comme le fait remarquer l’auteur, ici la puissance de la mémoire « se rencontre dans les terres qu’elle irrigue, dans les vies qu’elle nourrit, dans chaque corrido dans lequel le sous-commandant Pedro a cessé d’être un héros pour se transformer en quelque chose de différent : un héritage et une leçon de dignité »[11]. Vivant « en nos cœurs d’humain », le sous-commandant Pedro laisse ainsi son statut d’héro pour devenir une partie de la lutte que les zapatistes mènent, « avec un amour immense », pour un monde « plus humain ». Deux logiques amoureuses entièrement hétérogènes peuvent être identifiées. Il ne s’agit plus de cet amour républicain qu’Obrador concevait à travers le retour au familialisme et qui devait « donner un coup de barre » pour redresser un ordre civil défaillant. Au contraire, on chante dans les corridos zapatistes un amour actif, émanant des combats des zapatistes pour l’intégrité de leur territoire, pour la dignité, pour la vie.
Cartographie sensible
Cette courte incursion dans la langue des corridos prépare le terrain à ce qui, à mon avis, constitue la pièce maîtresse de la revue, l’une de ses plus grandes forces et meilleures innovations. Le texte Estaren el mundo dentro, estaren el mundo fuera, collaboration de la photographe Regina Lopez et de l’équipe éditoriale de Tizne, est un véritable tour de force. Comme mentionné dans l’introduction, plus qu’un article il s’agit en fait d’une énorme carte dépliable mesurant environ 100 cm par 65 cm. Le premier versant de la carte présente la répartition des territoires indigènes au Mexique et sélectionne, parmi ces territoires, quelques exemples de luttes actuelles et les menaces qui pèsent sur ces territoires. Le résultat est impressionnant. La carte permet ainsi de recenser l’état de l’expansion du réseau infrastructurel mexicain qui connaît une nouvelle impulsion « progressiste et de gauche » avec le développement « par le bas et avec les gens »[12] mis de l’avant par Obrador. Pour rendre ces constats généraux un peu plus précis, on peut s’attarder au cas précis de l’Isthme de Tehuantepec, cette mince bande de terres où habite le peuple zapotèque dans l’État d’Oaxaca. Du point de vue de l’économie capitaliste, il est vrai que la région possède beaucoup d’avantages. Après le canal de Panama, l’étroitesse de l’Isthme en fait un candidat idéal pour les transactions commerciales interocéaniques. Dans cette perspective, le plan de développement par mégaprojets d’Amlo prévoit « la modernisation d’un train, la construction d’un gazoduc et d’infrastructures urbaines, la modernisation de ports commerciaux, d’autoroutes et d’aéroports »[13]. L’Isthme possède également un potentiel énorme en énergie éolienne. En plus des problèmes de contamination des sols et de pollutions sonores, la construction d’un parc éolien, par l’injection massive de ciment dans le sol, bloque la circulation de la nappe phréatique dans une région déjà aux prises avec des problèmes de sécheresse[14].
Image : On voit la représentation du territoire de l’Isthme avec son réseau infrastructurel.
Comme le mentionne un texte en marge de la carte, les axes de développement de l’Isthme sont la continuation d’un plan datant des années 60 repris à bon compte par Morena. Lorsque vient le temps d’étendre et de consolider des infrastructures servant à la ponction des ressources naturelles et à l’enrichissement des puissants de ce monde, le mince verni qui faisait d’Obrador un candidat respectable, « de gauche » semble s’effriter rapidement pour révéler la continuité entre son gouvernement et les politiques menées par le PRI depuis des décennies. En cela, le deuxième versant est d’une aide inestimable. Il présente un énorme organigramme permettant « de comprendre et de situer comment les acteurs politiques et économiques se sont réordonnés pour garantir la continuité de la dépossession des peuples premiers »[15]. On y explore les liens entre Morena, des compagnies agroalimentaires et différentes instances gouvernementales ou infragouvernementales. Car la complicité entre ces organismes n’est pas accidentelle, elle est plutôt le symptôme de la vérité fondamentale du capitalisme: que son pouvoir réside dans les infrastructures. La valse électorale à laquelle on s’adonne ne peut marquer aucune discontinuité avec les rapports de production capitalistes tant et aussi longtemps que subsiste la continuité infrastructurelle, tant que persiste le pillage et la dépossession des plans de réaménagement et de développement.
Or, les mêmes procédés et méthodes cartographiques utilisés par Tizne pourraient-ils être importés ici même, au nord du 49e parallèle? Serait-il possible d’imaginer une recension aussi exhaustive des infrastructures canadiennes, de leur point d’articulation, de la continuité politique qu’elles supposent et de la dépossession des peuples autochtones qu’elles réactualisent? Pouvons-nous imaginer un type de cartographie sensible, incarnée qui brosserait le portrait global des conditions territoriales dans lequel le capitalisme canadien et québécois évolue? On voit l’utilité que pourrait avoir ce genre de cartographie à l’heure où le peuple Wet'suwet'en se bat contre la construction d’un oléoduc sur leur territoire, suscitant de multiples appuis à travers le Canada. C’est là une leçon stratégique de Tizne, une source dont nous pouvons nous inspirer pour affuter notre position dans la guerre des mondes qui a cours.
[1] Tizne 1, octobre 2019, Mexico, p.47.
[2] La citation est tirée de l’article de Misterio.
[3] Liz Misterio, « La revolucion del Amlove », Tizne 1, octobre 2019, Mexico, p.6.
[4] Voir l’article « Qué dice la Cartilla Moral de López Obrador y por qué causa controversia? » sur le site de nouvelles Infobae : https://www.infobae.com/america/mexico/2019/07/05/que-dice-la-cartilla-moral-de-lopez-obrador-y-por-que-causa-controversia/.
[5] Liz Misterio, « La revolucion del Amlove », Tizne 1, octobre 2019, Mexico, p.6.
[6] Voir l’article « Féminicides au Mexique » par le Comité pour les droits humains en Amérique latine : https://www.cdhal.org/ressources/feminicides-au-mexique/
[7] Liz Misterio, « La revolucion del Amlove », Tizne 1, octobre 2019, Mexico, p.9.
[8] « Comunidad UAM-C », Tizne 1, octobre 2019, Mexico, p.34.
[9] On peut trouver les 11 revendications en consultant l’entrevue datant de février 2020 sur le site Trou noir : http://trounoir.org/?Mexique-Entretien-avec-les-femmes-qui-ont-pris-l-UNAM
[10] Il reste néanmoins possible de les contacter via l’adresse suivante : afeuamc@gmail.com
[11] Dante A Saucedo, « Hidrografia del corrido », Tizne 1, octobre 2019, Mexico, p.17.
[12] L’expression est d’Amlo et son équipe : « desarrollo desde abajo y con la gente ».
[13] « Estaren el mundo dentro, estaren el mundo fuera », Tizne 1, octobre 2019, Mexico.
[14] Marie-France Abastado, « Au Mexique, la résistance autochtone aux parcs éoliens » : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1160841/mexique-resistance-indigenes-megaprojets-parcs-eoliens-isthme-tehuantepec
[15] « Estaren el mundo dentro, estaren el mundo fuera », Tizne 1, octobre 2019, Mexico.