Il est des textes dont la densité rend bavard tout commentaire, dont le caractère elliptique prévient contre toute explicitation supplémentaire. Orphisme et tragédie est de ceux-là. Impossible d'écrire sur, il faut écrire après, il faut écrire avec, à vitesse équivalente.
Avec Carchia, en 1979, ce qui vient, c’est Benjamin et Michelstaedter, Adomo et Pareyson, mais aussi les Touaregs et Bordiga, les Quademi Rossi et Potere Operaio, Camatte et Invariance, L’erba Vogtio de Fachinelli, la revue An. Archos de Piero Flecchia, et Domenico Ferla aussi, poète bordiguiste et manichéen. La démocratie blindée referme ses verrous sur une génération d’emarginati. La politique, où l’on avait placé tous les espoirs de salut, faisait en réalité partie de la damnation. Du fond de cette impasse, Carchia décide de tout reprendre d’un peu haut. Il se place à hauteur de civilisation, dégage des lignes de fuite pour le présent, pour le futur, pour toujours. Il prospecte d’autres commencements. « Il y a dans l’idéal du recommencement quelque chose qui précède le commencement lui-même, qui le reprend pour l’approfondir et le reculer dans le temps. » (Deleuze) Dans les mêmes années, Foucault et Carchia font retour à l’Antiquité, avec des fortunes diverses. Ce n’est pas de hasard. Quoique partant de Heidegger, mais de n’être pas remonté assez haut, Foucault conclura dans sa dernière interview, à l’été 1984 : « Toute l’Antiquité me paraît avoir été une 'profonde erreur' .» Carchia prend le risque de déchiffrer un espace blanc en remontant jusqu’au bios orphicos. Il éclaire la « profonde erreur » à partir de cette bifurcation possible, et qui n’a pas été empruntée. L’Occident, stable dans son déclin, constant dans son apocalypse, n’est pas une surface uniforme. C’est au contraire une surface multiplement trouée, constellée de profondeurs ouvertes, malgré tous les efforts pour les recouvrir. Ces trous sont des blocs de primitivité, des possibilités vitales, des « noyaux affectifs ravageurs », comme disait Henri Lefebvre. Ils portent parfois des noms - maître Eckhart autant qu’Empédocle, Abaris autant qu’Artaud; ces noms propres s’entendent alors comme des événements. Orphée est l’un d’eux, l’un des premiers dans l’ordre du temps. L’entendement politique superficiel n’aura pas de mal à voir dans le geste d’Orphisme et tragédie, une désertion face à l’ennemi, une fuite devant la tragédie politique en cours en 1979 - une dépolitisation. Il faut dire que cet entendement-là ne comprenait déjà pas, au Vème siècle avant Jésus-Christ, que ce qu’il y avait de profondément politique dans l’orphisme consistait justement dans le fait de récuser le tout de la polis. À sa décharge, la superficialité est aussi mesure de protection : en s’ouvrant aux puissances divines une âme prend le risque de se trouver submergée comme par un déluge débordant ses sens et les y noyant. Celui à qui il advient plus qu’il n’en peut digérer, peut aussi bien ne jamais s’en remettre, comme frappé par Apollon. A fortiori dans une époque où « la privation d’âme a été le prix à payer pour entrer dans la temporalité historique du progrès. » (Gianni Carchia, Per una estetica dell’invecchiato in Dario Lanzardo, Dame e cavalieri neI Baloon di Torino)
« Les pères ont mangé des raisins verts, et les enfants en ont les dents agacés. » Les choses se passent ainsi au moins depuis Jérémie. Le mensonge de la civilisation consiste à couvrir de silence ses multiples décisions, puis à s’inventer une histoire logique. C’est ainsi que de génération en génération et d’occultation en occultation la sagesse de ce monde est devenue parfaitement folle. Athènes, par exemple, est le nom d’une catastrophe. Il faut, comme Jean-Pierre Vernant, avoir à se débattre quotidiennement avec le « despotisme oriental » stalinien pour révérer dans la polis grecque une invention historique à donner en exemple. Certes, Nicole Loraux a raison de voir dans la cité, en tant qu’unité s’auto-célébrant, effaçant la stasis qui la guette à tout moment, une instance de dépolitisation. Et tenter de démasquer la perpétuation de l’oligarchie sous le faux-nez démocratique constitue toujours un exercice savoureux. Mais ce n’est pas encore remonter assez haut. La démocratie est la forme d’organisation adéquate, c’est-à-dire la plus efficace, à une collectivité de prédateurs.1 Le meson n’est le lieu du partage que parce qu’il est le lieu où l'on dépose le butin du pillage, sous l’oeil jaloux de tous. L’isonomie, avant d’être l’égalité devant la loi, est l’égalité dans la distribution du butin. Le tirage au sort délègue aux dieux une répartition qui tournerait au massacre si les humains devaient s’en charger. Que ce soit pour la répartition du butin, des charges ou des lambeaux de bœuf bouilli à l’issue du sacrifice, le tirage au sort n’a en tout cas rien à voir avec l’égalité moderne devant le hasard - n’en déplaise à Rancière. La communauté démocratique n’a jamais cessé d’être communauté dans le pillage et le meurtre. « Les premiers grecs étaient tous pirates », résume Montesquieu. Et ce n’est pas pour rien que les premières constitutions authentiquement égalitaires de la modernité sont les constitutions pirates. « Toute l’histoire de la démocratie est peut-être celle d’un régime de brigandage, d’une forme de piraterie ; et cela, depuis le début jusqu’à nos jours. » (Jean-Paul Curnier, La piraterie dans l’âme) Le meson est devenu le lieu vide de la prise de parole publique seulement parce que le butin s’est dématérialisé. Avec la ligue de Délos, le statut de citoyen devient en lui-même réalité rentable. L'homme est un loup pour l’homme depuis la fameuse fable d’Ésope ; et dans la tradition arcadienne, c’est Lycaon, l’homme-loup, qui fonde la première cité, Lycosoura, le « Mont-au- loup ». On dit qu’il n’avait pas son pareil pour tailler équitablement la clair du sacrifice. L’égalité, donc, comme point de rencontre de toutes les rapacités, et la démocratie comme enchantement de ce mécanisme. Ou pour dire cela avec Freud, « la société repose sur la part prise au crime collectif. » (Totem et tabou) Il y a une généalogie de la morale qui ramène tout droit à l’Athènes classique - Athènes, la « source de toute police » d’après Nicolas de La Mare.
Si Meuli a bien raison de faire remonter le rituel sacrificiel grec « du crâne et des os longs » à la chasse paléolithique et de l’expliquer par la nécessité d’atténuer l’émotion liée au sang versé, il y a un monde entre la mise à mort du mammouth ou du cerf dans la chasse préhistorique et la mise en scène hypocritement calculée du sacrifice du bœuf dans la cité grecque - les hommes masqués et travestis qui tuent l’animal, les lamentations, l’arme du crime cachée sous les grains d’orge, l’animal empomponné qui « donne son consentement » à son exécution. Ici seulement, on peut parler d’une véritable « comédie de l’innocence » que se donne la meute égalitaire. Car la polis est un navire dont les citoyens sont les rameurs. C’est une construction purement humaine qui vogue - la métaphore gouvernementale de sa nécessaire direction n’est pas fortuite - au sein d’un environnement devenu essentiellement étranger, mutique, hostile. Walter Burkert ne doute pas que « les tragodoi sont à l’origine un groupe d’hommes masqués qui accomplissent le sacrifice du bouc de printemps. » (Sauvages origines) Si la tragédie accomplit et dans le même temps suspend la comédie de l’innocence qu’est la vie de la polis, c’est que cette vie n’est pas seulement le produit de toutes les rapines possibles et qu’elle se fonde sur le massacre des phalanges voire des populations ennemies, mais qu’elle se fonde sur le meurtre des héros, des dieux et de la nature. Or ce sont justement les dieux, les héros et la nature que met en scène la tragédie : elle les inclut dans la vie de la cité sous la forme de leur exclusion. Quoi que l’on pense de la thèse de Julian Jaynes dans La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, entre l’humanité de l’Illiade et celle de la cité classique, il y a un gouffre ; un gouffre qui n'est pas seulement celui qui sépare une humanité mythique-aristocratique d’une humanité rationaliste-démocratique, qui est plutôt l’abîme entre une pleine présence a-subjective au monde, ayant encore accès à l’invisible, ignorante de la conscience, étrangère à la réflexivité y compris morale, et une existence filtrée par un Je analogue, narratisant son expérience, flanquée d’une intériorité autorisant métis et simulation, une existence où le temps est spatialisé, où les voix se taisent et où les voyants deviennent des exceptions dignes de curiosité - des « inspirés ». Cela ne contredit en rien la thèse de Walter Otto qu’au grand dam des Modernes les dieux de la Grèce sont ; au fil des siècles, ils sont seulement de moins en moins. Au reste, ils sont encore un tout petit peu aujourd'hui, à l’état de survivance. C’est que le grand Pan a mis beaucoup de temps à mourir, que le processus de sécularisation et de désenchantement du monde se poursuit depuis trois mille ans, et que les rituels survivent longtemps à l’extinction des dieux. Avec la tragédie, la nouvelle humanité, qui ne connaîtra plus la certitude, « travaille à son infrastructure mentale en toute publicité. (...) La tragédie revivifiant, régénérant et développant le fondement éthique de la politique, de ce « crédit de sens » dont il faut bien que se satisfasse l’aspiration à comprendre (...), pourvoit à l’assise mentale du politique.» (Christian Meier, De la tragédie grecque comme art politique) Si l’assemblée organise les conditions de la parole, c’est dans le silence des spectateurs que la tragédie organise les conditions de l’écoute, et donc de la surdité. L’autonomie de la forme esthétique répond en effet à l’autonomie de la politique. Elle dote la nouvelle humanité civilisée d’un appareil de perception et de problématisation socialisé, et qui ne peut l’être qu’à rester tissé d’ambiguïté, d’indécision, d’ironie faussement souveraine ; la culture offre un sens à ceux qui les ont perdus ; à l’occasion des Grandes Dionysies, Athènes peut même offrir à ses vassaux venus livrer leur tribut le spectacle éblouissant de ses questionnements abyssaux, artistes et provocateurs. Des anciens Grecs aux Américains d’aujourd’hui, l’Occident se définit comme un geste : celui de s’approprier ce que l ’on ne parvient plus à ressentir. Occidere : tuer, mettre en morceaux, anéantir - autant de façons de s'approprier radicalement ce qui vit hors de nous. Combien l’avidité du civilisé tient au vide qui s’est fait en lui, voilà ce dont il nous reste encore à prendre la mesure.
L’invention de l’argent, de la politique, de la tragédie, de la spéculation philosophique, d’un art résolument représentatif, de la morale comme secteur d’interrogation spécial, forment une réponse, la réponse grecque, à cette mutation anthropologique, au tournant métaphysique que Jaynes nomme « la naissance de la conscience ». C’est au sein de ce tournant qu’il faut situer l’orphisme, comme une voie mineure, comme une bifurcation méconnue, dont l’existence même fut longtemps réduite à l’état de rumeur. Il a fallu la découverte en 1962 du plus ancien papyrus grec, celui de Dervéni, réchappé du feu dans une sépulture près de Thessalonique, puis que se multiplient les trouvailles archéologiques de lamelles d’or, de vases ou d’os graffités pour que tous se rangent à l’évidence de son existence, et de l’antiquité de celle-ci. Comme pour tout ce qui est mineur dans une civilisation, ceux qui s’attachaient à l’étude de l’orphisme devaient détacher l’importance de leur objet de la maigreur des traces laissées, du caractère indirect des témoignages, de l'incertitude quant à la datation des écrits, de la moquerie des grandes personnes. Celui qui, comme Carchia, se fait discret, chérit ses amis plus que la publicité, écrit pour ceux qui sont disposés à l’entendre et non pour convaincre et exister, sait qu’à tout moment les figures majeures sont susceptibles de jeter le doute sur sa propre existence, et sur le sens de celle-ci - non sans l’avoir préalablement pillé, bien entendu. L’histoire des vainqueurs n’a pas fait sa place à l’orphisme, et pour cause : l’orphisme est un nom de code pour la destitution d’une entière civilisation au moment même où celle-ci s’instituait. À présent que la catastrophe qu’est cette civilisation s’atteste en tout domaine, il est peut-être temps de revenir sur cette bifurcation oubliée.
Le geste occidental de s’approprier ce que l’on ne parvient pas à ressentir, la tradition philosophique a commencé dès Platon à l’appliquer à ses propres fondateurs mythiques. Tous les concepts prégnants de la philosophie antique sont des notions mystiques sécularisées. Comme s’acharne à le rappeler Peter Kingsley après tant d’autres, il est entendu que Pythagore, Empédocle et Parménide n’ont jamais été des « philosophes », mais bien des mages, des guérisseurs, des chamans, des « maîtres de vérité ». Sortir de leur corps pour se déplacer en esprit dans un sommeil cataleptique, ramener des êtres d’entre les morts, traverser la mort même, savoir « ce qui est, ce qui a été et ce qui sera » et cela sans avoir appris, gouverner les éléments, font partie de leurs attributs notoires. Mnemosyne n’est pas le nom d’une faculté humaine, d’une connaissance du passé, mais de l’accès à un plan du réel situé hors de l’espace et hors du temps. Mais même parmi eux, la figure d’Orphée, qui chante et ne discourt pas, pour qui « Gesang ist Dasein » et dont les chants émeuvent jusqu'aux pierres, fait exception, et pas seulement en tant que figure mythique. Malgré une proximité doctrinale et historique souvent notée entre orphisme et pythagorisme, une différence essentielle les sépare : et c’est qu’il y a une politique pythagoricienne. Pythagore constitue des confréries et a un projet de réforme pour la cité. Idem pour Empédocle, figure publique d’Agrigente. Orphée suit une autre voie, la voie « si neuve en ce VIème siècle, du fondateur, le fondateur, non pas d’une cité, mais d’un genre de vie. (...) Pythagore fait donc le choix du « politique », un « genre de vie » nouveau, dessiné dans le cercle de la cité et de son agora. Tandis que son contemporain Orphée choisit un genre de vie hors le politique, et même qui refuse la cité et récuse son système de valeur. (...) Du VIème au IVème siècle, les Orphiques sont des marginaux, des errants et surtout des « renonçants », à savoir qu’ils ont choisi de renoncer au monde, au monde de ceux qui vivent en cité. (...) Renoncer à faire couler le sang des victimes animales, ce n’est pas seulement refuser de manger de la viande, qui pourrait sembler « être végétarien » au sens qui nous est devenu familier par d’autres voies, c’est se mettre volontairement en dehors du monde de la cité et à l’écart des citoyens qui, lors des fêtes et actes les plus « politiques », prennent part aux sacrifices publics, financés par la cité quand l’assemblée dite des « affaires sacrées » fixe le prix des victimes et le calendrier sacrificiel des fêtes de la cité. La moitié des « lois » dites de Solon, il faut le savoir, se présente comme un énorme calendrier sacrificiel. » (Marcel Détienne, Les dieux d’Orphée) Refuser d’avoir part au meurtre fondateur de la vie en cité, à sa comédie de l’innocence et par là au mensonge de la vie sociale, tenir que la vraie vie est ailleurs - Rimbaud écrit orphiquement, dans une lettre de 1874 retrouvée il y a peu : « d’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment » -, ne pas fonder en tout cas une autre réalité sociale, un autre collectif humain détaché des liens qui m’unissent au monde, à moi-même, à l’impalpable, à mes amis, à mon Eurydice, détaché donc des singularités, telle est l’anti-politique orphique, ou plutôt la destitution orphique de la politique. C’est cette indifférence à la morale sociale qui rendit l'orphisme si populaire, et si indéchiffrable. Dans l’un de ses derniers textes, Marshall Sahlins règle son compte à l’idée saugrenue qui veut voir les sociétés dites « primitives » comme des modèles de démocratie au motif que les rapports hiérarchiques en seraient absents. Une telle illusion provient de ce que les anthropologues tendent à observer le monde social « primitif » en l’abstrayant de l’ensemble des présences métahumaines, des puissances naturelles ou magiques, des déités - bref : du cosmos densément peuplé - dont il est inséparable et qui entretient avec les humains comme en son sein des rapports pas exactement démocratiques. « If there is indeed no boundary between the cosmos and the socius, then it’s not exactly what some would call a 'simple society ,' let alone an egalitarian one. » (« The original political society » in On kings) L’orphisme répond à ce que l’Occident consiste à ne pas voir comme un problème. « La catharsis orphique pourrait bien ne pas chercher à résoudre une crise occasionnelle, mais la crise existentielle ; ne pas prétendre purifier d’une folie épisodique, mais purifier de la vie profane comprise comme une longue folie (...) guérir le sujet non pas de son état d’aliénation mais d’une 'normalité' inacceptable. » (Dario Sabbatucci, Essai sur le mysticisme grec) C’est là aussi qu’il faut situer le rapport central d'Orphée à la musique : comme l'a bien compris Schopenhauer, la musique concerne essentiellement un plan qui est au-delà du monde de la représentation.
L’orphique, en s’exilant de la cité, l'exile. Il emporte avec lui la cité habitable. Contre la polis, il prend le parti de la chora, de l’arrière-pays, des lieux et des mondes contre le monde social, unique et halluciné. L'orphique se fait d’ailleurs lui-même lieu, faisant usage du nouvel « espace intérieur » que la conscience réflexive a désormais creusé en chacun, et donc entre les êtres. C’est cela le fameux « libre usage du propre » de Hôlderlin, la « psyché entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole, par écrit ou de vive voix » et hors de laquelle nous sommes « pour nous-mêmes sans pensée ». « Psyché ist ausgedehnt » - « la psyché est étendue » - écrit Freud dans une note posthume. C’est le regard de la cité qui fait de l’orphique un « puritain » obsédé par le salut de son âme, quelqu’un qui « renonce au monde », car seule la cité croit qu’il n’y a de monde que le sien - quand en réalité, c’est elle qui a perdu le cosmos. L’orphique est donc plutôt « celui qui croit au monde, non pas même à l’existence du monde, mais aux possibilités en mouvement, et aux intensités pour faire naître de nouveaux modes d’existence encore, plus proches des animaux et des rochers. » (Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie?) Il y a un autre nomos que celui de la cité, un nomos plus originel. Comme le rappelle Laroche dans sa fameuse étude de 1949 (Histoire de la racine - nem en grec ancien), nemô, nemomai, au temps d’Homère, c’est distribuer, partager, mais c’est avant tout paître et faire paître une terre non encore appropriée. C’est prendre des habitudes et donc habiter. Le nomos originel, celui d’avant la loi et l’administration de la cité, ne désigne pas seulement un lieu de pâture avec tout le matériel nécessaire pour abriter les bêtes et les gens, c'est surtout la façon de vivre qui a forme sans pour autant se figer dans une explicitation qui l’ouvre à toutes les manipulations, une forme qui ne surplombe pas l’existence des vivants, humains comme non-humains. Comme nous le rappelle Monica Ferrando dans Il regno errante, ce nomos-là désigne inséparablement le fait de se nourrir, celui de chanter et d’avoir des usages. Significativement, c’est à mesure que l’humanité s’urbanise et place la polis entre elle et « la nature » que nemô cesse de signifier habiter, oikeô prenant sa suite ; dès lors, nemô ne signifie plus habiter que pour les pasteurs, les bouseux, les Barbares, les errants - les nomades. Chez Hérodote, rappelle Laroche, « nemomai se dit de toute nation ou peuplade ignorant les polies ou astea, particulièrement des barbares, oikeô est réservé aux agglomérations urbaines, surtout en Grèce. Et c’est pourquoi le groupe polin nemesthai signifie 'exploiter, tirer profit de', toute idée de distribution, partage et pâturage ayant disparu ». On voit au passage, une nouvelle fois, combien toutes les étymologies de Carl Schmitt sont fallacieuses. Si la loi de la cité avait été habitable, si elle avait été une véritable demeure, il n’aurait pas fallu, au fur et à mesure du processus d’explicitation de la forme de vie sociale dans les lois, adjoindre à nomos « e êthê» pour faire accroire que cette loi avait encore quelque substance éthique, avait encore à voir avec la vie.
Sur les plaques d’os du Vème siècle avant J.-C. retrouvés à Olbia depuis 1978, on lit à côté de la mention « orphicoi », « bios thanatos bios » et « eirênê polemos alêtheia pseudos » - « vie mort vie » et « paix guerre vérité mensonge ». Toujours à Olbia, on trouve ces inscriptions du IIIème siècle avant J.-C. comme un écho hypnotique: « bios bios apollôn apollôn êlios êlios kosmos kosmos phôs phôs ». On sait par d’autres lamelles orphiques que la psyché assoiffée du défunt, entrant dans l’Hadès, est enjointe à ne pas s'approcher de la première source qu’elle rencontre à gauche près d’un cyprès blanc - la source de lêthê - pour se tourner vers la source fraîche de Mnemosyne. La voie orphique est notoirement une voie ascétique, mais d’une ascèse qui n’est pas exactement celle d’une esthétique de l’existence ou d'un souci de soi où il s’agirait, selon une métaphore en tout point sociale, de se gouverner soi-même. On peut la qualifier de « mystique » à condition de bien voir - le papyrus de Dervéni en donne un exemple saisissant - qu’il n'y a de matérialisme conséquent que mystique, et vice versa, et qu’une humanité sauvée serait peut-être intégralement mystique. Dans le mouvement de constitution de la cité, de socialisation des existences, la voie orphique s’est offerte comme un contre-mouvement. Au point extrême de socialisation de la société que nous avons atteint, peut-être nous faut-il méditer cette possibilité négligée.
Dans son Voile d’Isis, Pierre Hadot nomme « attitude orphique » celle qui fait pièce à l’attitude prométhéenne de la civilisation occidentale. Il y voit l’alternative devenue urgente à un rapport à la physis fondée sur l’extorsion des secrets de la nature, sur l’exploitation de celle-ci comme fonds inerte. Orphique serait un rapport attentif à la venue en présence des phénomènes, un rapport patient. Intuitif, poétique aux différents règnes - « l’étude de la nature comme exercice spirituel » - une ouverture à l’ « extase cosmique ». Cette sorte d’alternative douce, c’est la définition soft de la voie orphique - l’orphisme social-démocrate. Le rapport orphique à l'Alétheia, à la plaine d’Alétheia, n’est malheureusement pas compatible avec le monde social de la Doxa. Il est autrement plus raide. « Dans la mesure où l’Aléthéia est sentie comme une valeur radicalement coupée des autres plans du réel, dans la mesure elle se définit comme l’Être dans son opposition au monde trouble et ambigu de la Doxa, le 'maître de vérité' des sectes philosophico-religieuses prend davantage conscience de la distance qui le sépare, lui qui sait, lui qui voit et dit l’Aléthéia, des autres, les hommes qui ne savent rien, les malheureux ballotés par l’écoulement incessant des choses. » (Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce antique) Voilà qui n’est certes pas très démocratique. Paradoxalement, il n’y a rien de plus orphique que la Métaphysique de la tragédie de Lukacs. La rumeur qui veut que l’ascèse soit au fond « contre la vie » est juste. L'ascèse est en effet contre la vie en tant que celle-ci « est une anarchie du clair-obscur : rien en elle ne s’accomplit totalement, et jamais quelque chose ne va jusqu’à son terme. (...) Tout s’écoule, tout se mêle sans frein et forme un alliage impur : tout est détruit, tout est démantelé, jamais quelque chose ne fleurit jusqu’à la vie véritable. Vivre : c’est pouvoir vivre quelque chose jusqu’au bout. » (L’âme et les formes) La cité peut tolérer un tel rapport à la vie, mais elle ne peut l’accepter. Quiconque se rapporte à l’horizon de sa propre finitude, cesse d'être gouvernable. Rien n’est plus négociable pour qui s’attache au sens. La suggestion sociale ne résiste pas à la pleine présence à soi, au monde - au monde de la veille comme à celui des rêves et des défunts. Ou pour dire cela avec Landauer : « Le chemin que nous devons emprunter pour parvenir à la communauté avec le monde, ne se dirige pas vers l’extérieur, mais vers l’intérieur. Qui pourrait comprendre intégralement une fleur, comprendrait le monde. » (La communauté par le retrait)
Si l’histoire est un cauchemar dont certains essayent de se réveiller, la civilisation est une maladie dont peu, semble-t-il, cherchent à guérir. Il y a de surcroît une fragilité propre à l’être spirituel qui le désigne à l’extermination. Les formes de vie les plus sensibles sont aussi les plus délicates. Partout, il semble que les espèces les plus grossières et les plus monstrueuses soient aussi les plus invasives ; cela vaut de nos jours dans la nature comme parmi les humains. C’est dire si la question centrale du présent est métapolitique, ou éthique, ou « anthropologique ». Le retour à la possibilité orphique est tout le contraire du « retournement natal » aux Grecs. À présent que se clôt l’orbe fatal de la civilisation, il s’agit plutôt de l'exploration d’une possibilité originelle, mais continûment diffamée. Une nouvelle constitution politique n’a aucune chance de venir à bout d’un désastre qui est de nature anthropologique, et au fond pathologique. Dans la mesure où il n’y a de guérison que singulière - « La maladie est réellement, et de cas en cas, l’occasion pour celui qui l’endure de faire l’épreuve de sa vérité » (Viktor Von Weizsàcker) -, ou plutôt dans la mesure où il n’y a pas de guérison sans désir singulier de guérir, la voie ascétique ne relève pas d’une fantaisie aristocratique : elle est une nécessité générale. Ou bien il faut plaider avec un certain opéraïsme pour une aristocratie de masse. « La voie du salut est celle de l’effort ; c’est la voie de Mélété, de la longue askésis, de l’exercice de mémoire. » (Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce antique) Si la philosophie entretient encore quelque rapport avec la guérison, c’est que vivre avec des conceptions excessivement erronées rend fatalement malade. L’expérience des cercles orphiques appartient manifestement à la tradition des vaincus. Elle a survécu jusqu'à nous par on ne sait quel canal souterrain, par son refoulement même, dont l’archive a conservé la trace. À un siècle de distance, il faut bien admettre qu’Erich Unger ne se trompait pas trop lorsqu’il écrivait dans Politique et métaphysique que « la subsistance d’agencements humains non catastrophiques - une quelconque politique non catastrophique - n'est possible que sur une base métaphysique». Et depuis lors on n’a toujours pas vu «émerger des éléments et des facteurs de l'expérience politique présente et passée un agencement éthiquement satisfaisant de la coexistence humaine. » On sait qu’Unger ne voyait de salut que dans la constitution d’une « universitas metapolitica » qui donnerait le signal, par raffirmation d’une intensité proprement spirituelle, d’une sécession avec ces collectivités métaphoriques, inconsistantes que sont les sociétés et les nations. Il pensait à une grande migration qui achèverait de miner les unités politiques existantes, à une soustraction des gens sain(t)s à l’ethos démocratique et citoyen. En 1979, alors que se consume la « crise de l’homme social » (Camatte) et qu’une insurrection métaphysiquement défaillante est écrasée en Italie, Carchia suggère la voie orphique comme une issue possible au règne de la biopolitique achevée. Il y a une « Vie hors de la vie »2. Il y a du politique sans polis. « Es ist hier wahrhaft, was es nie gegeben hat. » (Gianni Carchia, Zur physiognomie von Carlo Michelstaedter) - « Ici ce qui est véritablement, c'est ce qui n’a encore jamais été. »
Paris, le 7 décembre 2018
1 «Gouvernés par des tyrans, les Athéniens n'étaient supérieurs à la guerre à aucun des peuples qui habitaient autour feux; affranchis, Us passèrent de beaucoup au premier » (Hérodote, Histoires, V, 78)
2 Mårten Bjork, Life Outside Life. The Politics of Immortality (1914-1945).